GABON-Ali Bongo et le nihilisme d’Etat : penser une éthique de la renaissance (01/10/2016)

Par Marc Mve Bekale

Casse électoral, négation du peuple et du socle de la loi fondamentale

Depuis la parution de mon roman Les Limbes de l’enfer (2002), l’ensemble de mon œuvre, modeste de huit essais et d’une vingtaine de publications politiques sur mon blog affilié au journal Médiapart, a toujours été empreint de colère patriotique. Bien sûr, la colère n’a jamais été sage conseillère. Elle reste néanmoins libératrice au point de vous éviter le chemin de l’insanité. Surtout au Gabon où la vie politique semble marquée par une déplorable stagnation, source de pathologies diverses dont le nihilisme d’Etat constitue la phase chronique. Oui, il y a de quoi se rendre malade lorsqu’un individu, quasi-unanimement rejeté par la population, plastronne sous les ors de la République dans le costume présidentiel, l’étole en bandoulière frappée aux couleurs d’un drapeau violé. Quel pays peut aller de l’avant lorsqu’on honore et célèbre l’imposture et la forfaiture ?

A l’instar des intellectuels russes du roman d’Ivan Tourgueniev, Pères et fils, opposés dans un conflit de générations avec leurs aînés jusqu’à embrasser l’idéologie nihilisme, la jeunesse gabonaise des Limbes de l’enfer vit, les nerfs à vif, dans un pays privé d’idéaux et de valeurs fondatrices. Beaucoup ont perdu la foi. Ils ne croient plus en rien, errent dans la ville de Libreville tels ces déments échappés de l’asile de Melène, victimes du nihilisme d’Etat, doctrine que je définirai comme un mécanisme de néantisation, d’annihilation du peuple par la négation de sa souveraineté.

Le nihilisme. Ce mot a connu des fortunes diverses. Quid de sa généalogie, on notera qu’il recouvre à la fois un sens religieux, politique, moral et philosophique. Mais le terme fut véritablement popularisé au cours de la seconde moitié du 19ème siècle grâce à Tourgueniev, à travers sa mise en scène de jeunes hommes radicaux, résolus à faire table rase du passé en vue d’une reconstruction morale de leur pays.

Le nihilisme d’Etat se pose en contrepoint de la vision que l’on a de cette doctrine, souvent incarnée par des individus désocialisés, en rupture de ban, frappés par un mal-être qui les pousse à rejeter les valeurs dominatrices de leur époque. Examinons cette articulation inversée du nihilisme d’Etat à la lumière du contexte politique gabonais où Ali Bongo vient de réaliser le « casse du siècle », selon le mot bien senti d’un journaliste français.

Soulignons-le d’emblée : la population gabonaise désire l’alternance non pas tant en raison de l’offre politique de « l’opposition », mais davantage pour exercer un droit fondamental inscrit en lettres d’or dans le texte constitutionnel : la liberté de tout peuple à choisir et à révoquer ses dirigeants politiques. Le vote est donc plus qu’un acte politique. Il recouvre une dimension ontologique par laquelle l’homme affirme son existence. Le cogitoici s’articule en une formule simple : « je vote, donc je suis ». Cette logique constitue l’essence de la civilisation moderne.

Contre ce droit fondamental, Ali Bongo oppose la force militaire. Deux fois d’affilée, il a été laminé et récidive avec le gangstérisme électoral. Il pille le pays, nie le droit en le substituant à la force brute, réprime dans la violence les mouvements de contestation. Comparé à des personnages ignobles de l’histoire africaine, Jean-Bedel Bokassa ou Idi Amin Dada, la différence n’est qu’une question d’échelle dans le champ des victimes. Sur le plan moral, Ali Bongo peut y voir ses pairs/pères nihilistes.

D’aucuns m’accuseront d’excès et frapperont mon propos d’insignifiance. A ceux-là j’adresse cette question : jusqu’où Ali Bongo aurait-il pu aller pour défendre sa forfaiture ? Après avoir quadrillé l’ensemble du territoire, son armée était prête à jeter les chars dans la rue afin d’écraser, tels des rats et des cancrelats, tous ceux des citoyens qui se seraient dressés contre l’imposture. Cette volonté de tuer au nom d’un pouvoir illégitime reste la signature des régimes oppresseurs. Loin de négliger le nombre de morts enregistrés lors des journées d’émeutes post-électorales, on a pu éviter l’hécatombe parce que les Gabonais n’ont pas une grande culture de résistance politique. Ali Bongo et ses conseillers en sont conscients. Le déploiement des forces militaires à travers le pays visait clairement un objectif principal : neutraliser les velléités de résistance au sein de la population par l’intimidation et la terreur.

Pendant longtemps, le régime blanc d’Afrique du sud usa des mêmes armes pour le maintien du système inique et déshumanisant de l’apartheid. Pareil aux Etats-Unis avec ses quatre siècles de racisme institutionnalisé dont les Noirs continuent de faire les frais aujourd’hui à travers les violences policières.

L’annihilation de la volonté du peuple gabonais, nous l’avons soulignée dès le premier casse électoral  d’Ali Bongo en 2009, reste son crime originel. Aujourd’hui réitéré, il va paralyser le pays pendant plusieurs décennies, anéantissant l’impulsion morale et psychologique qu’aurait pu lui apporter l’alternance démocratique. Entre Ali Bongo et la majorité de Gabonais, ce sera toujours un « divorce sans mariage », une co-existence dans une relation de non droit.

♦ Symptômes du nihilisme : pessimisme, mépris réciproque, sentiment d’impuissance

Si Ali Bongo a anéanti la souveraineté du peuple gabonais, il reste qu’un gouvernement non élu, privé de légitimité démocratique et d’assise morale, ne représente RIEN aux yeux de ce même peuple. S’ouvre alors l’ère de la négation réciproque comme c’est souvent le cas dans toutes les alliances forcées. Incarnant l’immoralisme, la malhonnête, la forfaiture, l’Etat-Ali Bongo va malheureusement entraîner l’ensemble du pays dans la léthargie, la paralysie, le pessimisme, autres symptômes du nihilisme. Sous l’impitoyable regard de Nietzsche, ces symptômes s’articulaient par la perte de sens : « C’est alors qu’on conçoit qu’avec le devenir rien n’est visé, rien n’est atteint… ». Ainsi naît la « prise de conscience d’un long gaspillage de force, tourment de l’inutilité de tout. » J’ai bien peur que pareil tourment, tout au long du septennat à venir, ne guette les Gabonais, si ce n’est déjà leur réalité existentielle.

La pensée de Nietzsche, déroutante, déstabilisante et parfois très sombre, en lien avec une Europe que le philosophe allemand voyait décadente, se trouve curieusement en résonance avec la situation actuelle du Gabon. Lisons cet autre passage : « Le sentiment d’absence de valeur a été atteint lorsqu’on a compris que le caractère global de l’existence ne devait être interprété ni avec le concept de "finalité’" ni avec le concept "d’unité’" ni avec le concept de "vérité"[…]. Bref, les catégories de "finalité", "d’unité", "d’être" avec lesquelles nous avons établi une valeur au monde se détachent de nous – dès lors le monde paraît sans valeur ». En définitive, « Le nihilisme se ramène à la question suivante : « à quoi bon », question que les Gabonais connaissent bien et, autour d’une bouteille de musungu au Carrefour Rio, formulent par  la phrase « on fera encore comment. » Ce sentiment d’impuissance chronique les pousse alors, pour des raisons de survie, à adhérer à l’inacceptable, à entériner leur inexistence en tant que citoyens. 

Nombre de maux de la société gabonaise procède incontestablement d’une humanité bafouée. Parmi ces maux, on diagnostique des comportements autodestructeurs. Ce phénomène de retournement de la violence contre soi a été constaté dans un pays comme les Etats-Unis au sein des populations afro-américaines. Il en a été un des facteurs déstructurants. Face au racisme, l’homme noir a toujours eu du mal à se réaliser  - et le phénomène perdure de nos jours avec ce que l’on appelle « the white skin privilege », le privilège de la couleur de peau. Privé au quotidien de sa dignité, de l’égalité des chances, des opportunités qu’offre la société américaine, l’homme noir fut enfermé dans un déterminisme sociologique contre lequel il continue de se battre. Il ne faut surtout pas dire aux Blancs qu’ils bénéficient d’un avantage mélanique indu, ils vont culpabiliser le Noir en lui brandissant une pancarte frappée du discours de victimisation.

 

La blessure infligée à la dignité d’un peuple, nous dit le penseur américain Henry David Thoreau, équivaut à la mort. Thoreau s’interroge : « N’y a-t-il pas effusion de sang quand la conscience est blessée ? Par une telle blessure s’écoulent la dignité et l’immortalité véritable de la personne qui est vidée de son sang pour l’éternité. » La violation de la dignité atteint l’Être du peuple, mène à son état de « dé-potentialisation » (par opposition à la potentialisation, l’empowerment, née du sens de la valeur de soi), c’est-à-dire à l’érosion du potentiel nécessaire à son développement. Il perd confiance en lui-même et en l’avenir. A quoi bon. Le nihilisme.

 

Cette pathologie a une histoire. On peut en réaliser l’anamnèse jusqu’à Omar Bongo, créateur d’un écosystème politique dont il a longtemps été la valeur de référence. En digne héritier, son fils reste le garant de cet écosystème qu’on ne pourra jamais reconfigurer par les outils démocratiques habituels. Le combat sera long et nécessitera a priori un reformatage du logiciel éthique et philosophique de la société gabonaise.

 

♦ L’impératif d’une éthique de la renaissance

D’aucuns confineront mon propos à un discours abstrait. Aux paroles d’un intellectuel rêveur. Face à des évènements traumatisants, le rêve n’est-il pas le premier moment de revivification de l’âme ? Ne sert-il pas de terreau à l’espérance ?

Ailleurs, de la Chine des royaumes dynastiques de Confucius à l’Amérique révolutionnaire de Henry David Thoreau, les hommes d’esprit, de courage et de vertus ont élaboré des philosophies morales pratiques qui ont fait leurs preuves dans les luttes de libération des peuples. Aux noms de Confucius et de Thoreau, il faut ajouter ceux d’Indira Gandhi, Nelson Mandela et Martin Luther King. Le triomphe de ces grandes figures de l’humanité reposait d’abord sur un préalable : l’amélioration de la vie éthique de leurs concitoyens. Confucius, plus de cinq siècles avant notre ère, livre une métaphore éclairante à ce propos : « Celui qui gouverne un peuple en lui donnant de bons exemples est comme une étoile polaire qui demeure immobile, pendant que toutes les autres se meuvent autour d’elle. » Gandhi, Nelson Mandela, Martin Luther King furent, chacun à sa manière, des étoiles lumineuses. Leur conscience morale fut une arme redoutable pour vaincre les régimes oppresseurs. Soutenue par une inébranlable foi en l’homme, dans des idéaux supérieurs, elle leur donna une supériorité inouïe. Elle les aida à neutraliser deux premiers ennemis : la haine et la peur, source d’émotions qui abrutissent l’homme, l’empêchent d’accéder à des valeurs élevées. Telle semble la voie introspective que doit prendre le nouveau leadership gabonais. Purifiée de la haine et de la peur, seule la nouvelle conscience morale peut ouvrir l’ère de la Renaissance et vaincre un jour le régime nihiliste d’Ali Bongo. Pour cela, il faudrait d’abord entrer à l’école de Confucius, Gandhi, Thoreau, Mandela, King. Et au sein de cette école, reconnaît Thoreau, « le plus important n’est pas que vous soyez en nombre de bonnes gens mais qu’il existe quelque part une bonté absolue car cela fera [lever] toute la pâte. »

 

Marc Mvé Bekale

 

Maître de conférences (Université de Reims)

 

Directeur du département à l’IUT de Troyes

 

 Essayiste

 

Article paru dans le journal gabonais Le Temps

 

Dernier ouvrage publié : Méditations senghoriennes : vers une ontologie des régimes esthétiques afro-diasporiques (2015)





Chroniqueur : Mve Bekale