LINTON KWESI JOHNSON : POETIQUE, POLITIQUE (2) (13/01/2016)

Part II


Quel est aujourd’hui votre regard sur la Jamaïque ?

 

LKJ -      La Jamaïque est un pays pauvre qui tente de survivre dans le monde moderne. Nous sommes encore dominés par les Etats-Unis. Vous savez, nous sommes une partie de l’arrière-cour des Etats-Unis. Ainsi, quand les Américains éternuent, nous nous enrhumons. Nous devons donc nous exécuter. Un des points positifs de la situation est que nous ne sommes plus débiteurs du F.M.I. Avant, c’étaient le F.M.I et la Banque Mondiale qui dirigeaient la Jamaïque, au fond, mais maintenant nous sommes libérés de la Banque Mondiale et du F.M.I. La monnaie a été stabilisée, ilreste beaucoup de problèmes, mais je crois que des pays comme la Jamaïque devraient s’unir aux autres îles des Caraïbes afin de former quelque chose comme la C.E.E ou la Communauté européenne. Nous avons besoin de quelque chose de ressemblant, parce que dans ce monde de globalisation, la vieille notion de souveraineté nationale devient de plus en plus vide de sens, et encore plus pour de petits Etats-nations artificiels comme la Jamaïque ! Mais que possède la Jamaïque ? La Jamaïque possède beaucoup de talents, de culture.

 

La Jamaïque possède tout de même sa spécificité dans les Caraïbes. Ne pensez-vous pas que cette spécificité vient aussi des racines africaines qu’elle a su garder ? Des racines qu’elle ne renie pas ?

 

- Oh ! Pas du tout ! La plupart de notre culture antérieure vient d’Afrique. Nous avons des choses comme l’Etu, un tambour de percussions dont on joue à l’occasion des mariages et des funérailles ; nous avons  le Kuména amené en Jamaïque au dix-neuvième siècle par des ouvriers réquisitionnés arrivés après l’esclavage. Ils venaient du Congo et d’Angola et s’installèrent dans l’Est de la Jamaïque. Ils ont apporté le tambour Kuména. Beaucoup de cultes religieux tels que le Pokoménia joignent des ensembles de Christianité à ceux du culte africain des  ancêtres…Oui, nous avons vraiment de solides racines de culture traditionnelle d’origine africaine. Ce qui à cet égard n’est pas unique à la Jamaïque. On trouvera la même chose en Guadeloupe, en Martinique et dans d’autres pays.

 

Je ne sais pas pourquoi la Jamaïque est spéciale, peut-être parce qu’elle est l’île la plus grande. Notre culture est fortement Ghanéenne, elle a des racines Ghanéennes très solides : beaucoup d’esclaves jamaïcains étaient originaires de « Gold Coast », du Ghana. Dans le Nord de la Jamaïque, les Etu, venant du Nigéria, les Congolais à l’Est, et ainsi de suite. C’est un mélange avec de solides influences culturelles du Ghana. Une autre chose en Jamaïque est qu’en théorie, nous avions les  Marrons. Les  Marrons étaient des esclaves fugitifs qui avaient leur propre communauté indépendante là où ils s’installaient. Et ils gardaient beaucoup de traditions africaines vivantes dans leur culture.

 

Il existe dans les Caraïbes françaises un mouvement appelé la créolité, différent des aspirations des premiers poètes comme Césaire…

 

- Aimé Césaire a été d’une très grande influence sur moi, bien que je n’aie pas mentionné son nom. Le cahier d’un retour au pays natal

 

Oui, il en est, parmi les jeunes écrivains et poètes, qui revendiquent en plus de la part africaine, la reconnaissance des apports européens, indiens dans leur culture et personnalité…Qu’en dîtes-vous ?

 

-Je pense qu’ils sont réalistes. C’est une position réaliste. Bien sûr, si vous restez en Afrique, là c’est l’Afrique. Mais si vous vivez hors de l’Afrique et que vous êtes sujet à d’autres influences culturelles, celles-ci auront un impact. C’est donc quelque chose de nouveau, d’unique qui est le mélange de tous ces apports et qui vous fera plus riche et plus fort.

 

Vous savez que le premier mouvement, celui d’Aimé Césaire, la Négritude, me semble plus…


-Plus politique.

 

Oui, plus politique que le dernier qui me paraît… moins ambitieux peut-être ?

 

-Bien évidemment, on ne pourrait comparer une période historique à une autre. Nous vivons dans un monde qui change, et la génération de Césaire a dû mener ses propres combats. Plusieurs luttes ont été menées pour les générations actuelles et une part de la liberté qu’elles ont est le fait des générations plus âgées. Mais nous ne pouvons pas comparer les années 1930-1940 aux années 1980-1990: ce sont des mouvements très différents. Nous vivons dans un monde qui change très, très rapidement.

 

Que pensez-vous de la scène reggae actuelle ?

 

- Je crois qu’elle est en bonne santé. Des gens ont craint que la musique reggae eût perdu son sens de la direction à cause de la domination du Raggamuffin’, des bands et ces genres de musique. Mais il y a de la place pour tout. Il y a toujours le vieux « Roots traditional Reggae », le style reggae international, la Dance Hall et le Raggamuffin’. Toutes ces différentes sortes de Reggae, toutes les sortes de musiques populaires jamaïcaines. Les plus jeunes personnes ont tendance à plus aller vers des choses raggamuffin’. En Jamaïque, de plus en plus, on a ce qu’on appelle les « oldies », « oldies parties » (NDLR : sortes de bals de personnes âgées). Beaucoup de jeunes y vont parce qu’ils aiment la musique des personnes âgées, le rock steady, les premiers reggae des débuts 1970. Je crois que le reggae est aujourd’hui une musique internationale. Il est connu partout. Je crois qu’il est sain que plusieurs variétés s’y ajoutent.

 

Quels sont aujourd’hui les combats de LKJ ?

 

-Je ne suis pas aussi actif que je l’ai été, mais en ce moment je suis engagé dans quelque chose qui s’appelle le « George Padmore Institute ». George Padmore était engagé dans la lutte pour la libération de l’Afrique. Il était de Trinité et Tobago mais est allé en Afrique s’engager dans le combat anti-colonial. Nous avons donc un institut qui porte son nom, dont l’objet est de construire des archives sur l’histoire, la culture, la politique des noirs d’Afrique, des Caraïbes en Europe. Pour ceux qui veulent étudier et effectuer des recherches afin de connaître un peu de leur passé. L’institut croit qu’il est important pour les jeunes générations de noirs d’avoir le sens de la continuité historique, de réaliser qu’ils ont une histoire, de luttes, d’accomplissements et ainsi de suite…Voilà ce dans quoi je suis engagé en ce moment.

 

 

Propos recueillis par Ada Bessomo

 

www.georgepadmoreinstitute.org

 




Chroniqueur : Ada Bessomo