L’Inondation (12/01/2016)

     D’un seul coup, la plaque sombre du ciel troqua sa tranquillité pour une écharpe ondulée aux éclats assourdissants.


Mina, réveillée par la clameur, jeta un regard tremblotant sur le miroir  de la vieille armoire. Elle n’y vit que ses grands yeux effrayés et sa chevelure ébouriffée. Ses mains tâtèrent les draps à la recherche d’une étreinte  réconfortante. Mais... hélas ! Son mari avait depuis deux ans et demi rejoint l’armée des ombres, la tête tournée vers La Mecque.


Elle pensa fortement à son fils exilé, là-bas de l’autre côté de la mer, garçon taciturne devenu bavard mais enragé de curiosité. Que faisait-il en cette occasion funeste? Pouvait-il lui venir en aide ? Elle entendit le crépitement de la pluie sur la verrière ébréchée, elle écouta le martèlement de l’eau furieuse sur les tuiles disjointes. Le toit allait-il tenir ? Elle avait tant redouté ce moment.


            Mina serra son peignoir sur elle et se leva presque à regret. Le tonnerre ébranla sa volonté et la renvoya dans le lit. Elle tenta de se boucher les oreilles. Mais le tintamarre était à son comble. Soudain les événements du temps se télescopèrent. Ce vacarme, c’était la furie meurtrière des bombardiers, sur sa Lorraine natale ; c’était un épisode inscrit dans son esprit qu’elle revivait à cet instant. Les sirènes hurlaient à tout rompre, le mugissement des moteurs d’avions se répercutait sur l’horizon et un vent de panique agitait les âmes désespérées. Elle courait, au sortir de l’hôpital où elle travaillait, tentant de rejoindre sa demeure en suivant le macadam. Dans le ciel noirâtre, des éclairs fulgurants donnaient à la nuit des couleurs de carnaval. Un sifflement aigu vrilla l’oreille de l’adolescente, un autre puis un autre encore l’encerclèrent. Une déflagration terrifiante la souleva à moitié. Mina se retrouva plongée dans le caniveau, les tympans douloureux. Parmi les mugissements des bombardiers, elle crût entendre  celui d’une vache. Elle vit aussitôt dans l’air remué une forme tachetée qui s’agitait comme un insecte désarticulé. Mina, au comble de la démence, aplatit son visage dans la terre granuleuse du caniveau. Une autre déflagration vint la secouer violemment et déverser sur elle sa charretée de terre et de racines éculées.


Elle pensa au téléphone comme moyen de joindre ses filles. Elle renonça presque aussitôt à cette idée car l’orage faisait rage et la foudre guettait ; du reste sa plus proche fille n’était pas équipée de cet outil si commode, ni même d’un mobile !


Les murs tremblaient et l’eau se déversait dans la rue, dans la cour, sur la terrasse, sur tout ce qui était pentu, droit ou concave, tout ce qui pouvait établir un réseau de veinules aqueuses, des canaux et des mares, des étangs et des oueds monstrueux.


            Mina pria, jetant son maigre Ave à la face d’une Jérusalem qui fuyait dans les vapeurs insoutenables de l’Intifada et d’une Mecque que Zobéir lui avait en vain promise. Les arbres pleuraient au bord des trottoirs, leurs branches battant inutilement le vent mauvais. Les chiens s’étaient tus mais le peuple des hommes gémissait dans ses cahutes ou ses immeubles en voie de sous-développement.


            A nouveau, les faits du temps passé la submergèrent. La pluie rude sur les pavés inégaux, les bottes luisantes recouvrant des pieds inamicaux, le cliquetis des armes et des lance-flammes qui traversaient les poitrine apeurées. La famille se serre sous les voûtes de la cave, elle s’emmêle les pieds et les mains dans la paille des pommes. Elle se fond dans la meule blonde ; elle adhère à la terre glauque.


            Et la porte s’ouvrit, laissa se répandre une clarté crue qui blessa les yeux et des ombres effrayantes. Cris et insultes puis rafales dans le mur, près du soupirail. La famille s’est liquéfiée, père et mère embrassant comme ils le peuvent la marmaille rendue muette.


            Mina s’est levée pour échapper à l’emprise de l’eau. Mais celle-ci est partout. On l’entend qui suinte sur les façades et les pignons ; on la devine tapie sous les chéneaux ou creusant la terre pour fabriquer de la boue. Mina a froid ; elle voudrait remettre en marche son poêle. Elle se dirige vers le couloir  et règle le thermostat. Puis elle entre dans la pièce de bonne et voit les baquets dégorger leur eau sale.


            Elle frissonna de peur. Seule, dans cette grande maison qui semblait un bungalow abandonné sur les flots. Les coups de tonnerre se succédaient en chaînes et  la faisaient aller contre le mur. Elle écarta vivement les rideaux  de la cuisine pour observer la terrasse. Des trombes d’eau se déversaient sur les tommettes pour se précipiter vers les gouttières engorgées. L’eau montait. Subrepticement, sournoisement, avec une irrésistible envie, l’eau s’infiltrait.


            La vieille dame, paralysée par la peur, se mit à grommeler des jurons qui parurent dérisoires dans le vacarme, incantations exorcistes jetées à l’encontre de sa malchance, en guise de punition contre sa condition.


«  Allez chier, tous ! Tu vois, Mina, tu as gagné. Mais, qu’est-ce que je fais ici, toute seule ? Mes propres enfants m’ont abandonnée. Je vais mourir noyée, aussi inutile qu’un chien ! »


Mina bougonnait mais des larmes irritées suivaient les stries de son visage. L’eau, à présent, pénétrait par les portes fenêtres. Rigole puis ruisseau, elle imposait sa loi au plancher. La vieille femme cria. Ses meubles ! Son lit ! Ce mobilier si ancien, si intime : une part importante de sa vie. Personne pour les sauver, personne pour les pleurer.


Elle se précipita dans le couloir, le peignoir gondolant autour de son corps maigre. L’eau arrivait aux chevilles et donnait à ses pantoufles une allure de bathyscaphes en perdition.


Ah ! Mina s’empourpra. Sa tension montait à toute allure et sa thyroïde s’emballait. C’est sûr ! Elle allait y laisser sa carcasse !


Elle percevait maintenant, outre la rumeur de l’eau perfide, l’agitation des humains qui s’effrayaient d’une telle violence.


« Ah ! Coquins ! Vous avez prié pour avoir la pluie. La voilà maintenant, décuplée et mauvaise. C’est la fin du monde ! Priez pour vos pauvres âmes ! »

 

            « Mina ! Mina ! Tantine ! » Les voix venaient du palier, derrière la porte d’entrée. Ses voisins - cousins également par le jeu des alliances  - tambourinaient contre sa porte. Elle ouvrit. Ils vinrent à sa rencontre, armés de balais, de brosses et de serpillières. L’onde furieuse se défendit du mieux qu’elle pût. Mais les hommes , ces faiseurs de paysages, ces massacreurs de nature, ces transformateurs de matière, emprisonnèrent  les molécules aqueuses et les déversèrent dans le grand chaos de la rue.


Car en bas, entre les façades délabrées et les trottoirs  qui avaient  rendu  l’âme depuis belle lurette, le fleuve de la tempête charriait la terre meuble et les cailloux orphelins. Il cherchait à se fondre dans les rigoles et les torrents qui poussaient, de-ci de-là, tel le peuple d’Israël mû par son désir de terre promise. Les armées de liquide dévalaient les pentes, noyant bêtes, hommes et dieux, pour aller rejoindre la grande bleue qui noircissait au bord des quais.

 

            Ce soir-là, l’inondation fut cruelle.

 

 

 

@ 2001 Morrad Benxayer


Morrad Benxayer est l'auteur du roman La Mosquée, chez Marsa Editions, Paris/Alger, 2002.



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